La sortie au cinéma le 3 février 2016 de « Chocolat », le nouveau film de Roschdy Zem, est l’occasion de se pencher de nouveaux sur le destin oublié d’un homme qui par sa différence, a particulièrement été confronté aux joies comme aux peines de la fin du XIXème et jusqu’au début du XXème siècle.
Immortalisé par Toulouse Lautrec et pourtant sorti depuis bien longtemps de la mémoire collective de la France, Chocolat (Raphaël de son vrai nom) est un personnage haut en couleur ; et on ne dit pas cela parce qu’il était noir.
Un nègre sous la lumière des salles parisiennes
Remarqué par un célèbre clown par hasard à Bilbao, il débarque en France avec pour seules armes la danse et la capacité de faire rire des publics populaires. Devenu véritable Clown, il rencontre l’anglais George Footit avec lequel il monte un duo qui digne de Laurel et Hardy, Eric et Ramzy ou encore Chevallier et Laspalés. Footit devient logiquement le clown blanc, Raphaël devenu « Chocolat » met quant à lui en place son rôle d’Auguste. A la fois serviteur simplet et farceur pantomime, ce personnage connaît un grand succès et permet aux deux clowns de « monter à Paris » et de connaître pendant près de vingt ans un succès rarement égalé dans cette discipline.
En arrivant à Paris, Chocolat frôle les étoiles : à partir des années 1890, il devient un acharné de travail qui fait chaque jour salle comble aux folies bergères. Il découvre ainsi le succès, la richesse et s’intègre dans une société que l’on pourrait pourtant croire intolérante, élitiste et raciste. Trente ans plus tard, c’est l’américaine Joséphine Baker qui sera elle aussi la coqueluche du Tout-Paris. Mais derrière cet amour du public se cache aussi l’ambivalence d’une Troisième République pour laquelle la « question noire » n’existe pas encore. Les Noirs en métropole ne sont pas légions, mais plutôt source de la curiosité des lecteurs de journaux. En pleine politique d’expansion coloniale, le régime français voit d’un bon oeil la présence d’un « bon nègre » capable de faire rire les foules. C’est un élément de communication rêvé pour le discours prédominant : De par sa simplicité, le peuple noir a besoin de l’appui paternel des nations blanches pour le mener vers la civilisation. Et s’il faut parfois lui remonter les bretelles, la France fera à l’Afrique ce que Footit fit à Chocolat.
En soi, la vie de Chocolat mène à une véritable interrogation : Était il un clown qui connu le succès grâce à son talent bien l’objet d’un racisme non pas xénophobe mais bienveillant ? Raphaël était-il quant à lui un noir intégré et respecté dans la République française ouverte à tous ou bien sa couleur de peau faisait-elle de lui un perpétuel clown, aussi bien aimé que raillé ?
C’est cette question que l’Historien Gérard Noirel a décidé de traiter bien avant que Roschdy Zem ne tourne son film. Nous vous invitons à regarder attentivement sa conférence à ce sujet.
Plongeon dans l’amer noir
La vie de Chocolat s’arrête en 1917, vers 50 ans environ. C’est une vie peu banale pour un esclave cubain de partir en Europe à l’âge de 10 ans et de s’affranchir du sectarisme ambiant à force de travail. Comment un petit gars comme lui est parvenu à s’intégrer dans un environnement social où les frontières sociales, nationales et raciales semblent pourtant infranchissable ? Est-ce un épiphénomène, est-ce un pionnier ? L’histoire ressemblerait à un conte de fait si l’on ne connaissait pas sa fin.
Dans la première décennie du XXème siècle, l’Affaire Dreyfus fait toujours rage depuis presque dix ans. Ce qui devait être au départ une « simple » histoire d’espionnage finit dans un scandale qui révèle toutes les tensions d’une société en proie à la violence : l’Action française, la pensée antisémite, etc. La pensée d’extrême droite monte depuis des décennies et le pauvre Alfreyd Dreyfus devient le symbole des Républicains luttant contre la marginalisation et les campagnes haineuses d’antisémites aussi connus que respectés. 110 ans plus tard, nous invitons notre lectorat à faire un parallèle entre la France antisémite d’antan et celle de la xénophobie d’aujourd’hui.
L’élite républicaine, de plus en plus unie contre l’antisémitisme qui pourrit le système judiciaire en vient à avoir un nouveau regard sur Chocolat et ses spectacles de clowns : ce bon sauvage a beau faire rire, il ne fait que véhiculer le fait qu’on peut rire et pointer du doigt les différences. Et paradoxalement, ce sont les personnes les plus tolérantes de l’époque qui, voyant ces spectacles insupportables de racismes, générèrent la déchéance de Chocolat.
A Bordeaux, « Raphaël Chocolat » meurt dans la pauvreté, l’alcoolisme et est enterré dans une fosse commune. George Footit a quant à lui droit à une stèle au cimetière du Père Lachaise. L’inégalité,sur scène comme dans la mort.
- Chocolat, un film de Roschdy Zem, avec Omar Sy. En salles le 3 février 2016
- Chocolat clown nègre. L’histoire oubliée du premier artiste noir de la scène française, Paris, Bayard, 2012 : un très bon ouvrage de Gérard Noirel
- L’historien a par ailleurs récemment publié une biographie dont la forme fictionnelle fait légèrement polémique comme le souligne le journal La Croix.
- Une interview du même historien chez Libération permet de souligner l’intérêt de comprendre la vie de Chocolat pour mieux comprendre la société.
- Chocolat est aussi un personnage figurant du film Moulin Rouge (2001) de Baz Luhrmann. Sans être un grand rôle, on voit néanmoins le clown foutre une patate au méchant duc dans une des scènes les plus noires du long métrage.