Karine Gobled et Bertrand Campéis sont deux passionnés. Quand ils ne consacrent pas tout leur temps libre à cuisiner des plats traditionnels ouzbeks ou à pratiquer l’aqua-poney, ils ont une fâcheuse tendance à écrire un guide de l’uchronie. Remarquez, on ne s’en plaint pas, loin de là.
« Qu’est ce donc que l’uchronie ? » me demanderez-vous. Et bien c’est très simple : imaginez qu’en 2015, Karine Gobled et Bertrand Campéis n’aient jamais écris le guide de l’uchronie pour la simple et bonne raison qu’ils avaient une compétition d’aqua-poney. Et bien voilà, l’uchronie, c’est ça.
Entre deux sauts d’obstacles sous-marins, ils ont bien voulu accepter de répondre aux questions de French Steampunk.
FSP : Bonjour à vous deux, et merci de vous prêter à l’exercice de l’interview. Non contents d’avoir bossé comme des fous pour publier votre guide, il vous faut maintenant répondre à des flots de questions plus stupides les unes que les autres. Nous allons commencé par une qui vous a déjà été posée de nombreuses fois, mais je suis obligé de vous interroger à ce sujet : comment avez vous découvert l’uchronie ?
Karine : Par hasard (qui fait souvent bien les choses, comme chacun sait) et tardivement. En 2001 j’ai trouvé en bibliothèque un exemplaire de La Part de l’autre d’Éric-Emmanuel Schmitt. Un vrai coup de foudre pour le roman. A l’époque, je ne savais pas qu’il s’agissait d’uchronie. Plus tard, quand j’ai découvert l’étiquette « uchronie », j’ai replongé avec délices dans les lectures d’histoires alternatives.
Bertrand : le hasard également ! Ma première grande découverte a été Fatherland de Robert Harris, que j’ai dévoré et qui reste encore pour moi une uchronie à laquelle je me réfère encore aujourd’hui. L’autre découverte a été l’achat impulsif de L’histoire revisitée, Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes par Eric Henriet en 1999. Une vraie claque, un guide, que dis-je un manuel de savoir-lire de l’uchronie ! Là j’ai commencé à en rechercher activement, depuis ma bibliothèque en déborde littéralement.
FSP : Et comment vous êtes vous retrouver autour de ce projet de guide ?
Karine : En 2010, sur le RSFBlog, un blog consacré aux littératures de l’imaginaire que j’anime depuis 7 ans, j’ai lancé un d’un défi littéraire autour de l’uchronie. Ce défi a rassemblé 50 blogueurs et donné lieu, sur trois mois, à la parution de 235 billets. Bertrand, toujours à l’affût de tout ce qui touche de près ou de loin à l’uchronie, m’a contacté pour m’ouvrir les portes du jury du prix ActuSF de l’Uchronie, présidé par Eric B. Henriet, le plus éminent spécialiste de l’uchronie en France. L’idée d’écrire un guide sur l’uchronie s’est imposée presque naturellement. Au sein du jury, nous étions tous passionnés d’uchronie. Pourquoi ne pas partager cette passion ? Le concept est peu connu du grand public. Pour le faire connaître, quoi de mieux qu’un guide du genre ? J’ai donc proposé à Bertrand, collectionneur érudit et incollable. Il a accepté avec enthousiasme. Eric B. Henriet a accepté de préfacer.
Bertrand : Et bien après avoir découvert L’essai d’Eric de fil en aiguille, et fort lentement, j’ai rencontré des gens, acheté des livres, commencé à publier de courts articles sur le Net, à rencontrer des auteurs pour essayer de comprendre pourquoi ils écrivaient de l’uchronie. J’ai participé à quelques sites, dont Uchronies, créé par mon ami Kevin Bokeili (décédé il y a peu malheureusement) qui m’a permis de rencontrer Karine. Puis Jérôme Vincent m’a contacté pour me proposer de créer un Prix dédié à l’uchronie. Comment dire non à un beau gosse pareil ? Et un soir je découvre un mail de Karine proposant d’écrire un Guide de l’Uchronie. Comment dire non à une amie ? Bon, honnêtement je ne m’en croyais pas capable, du coup maintenant je peux l’avouer, c’est un Bertrand provenant d’un monde parallèle qui a rédigé une partie du Guide.
FSP : L’uchronie a déjà été théorisé depuis longtemps. En quoi ce guide était selon vous nécessaire ?
Karine : L’objectif du guide n’est pas de théoriser le genre. Il est de le rendre accessible au grand public. Il s’adresse en priorité à tous les curieux intrigués par le concept d’uchronie. Ce guide est à prendre comme un guide touristique en terres uchroniques. Il est d’ailleurs conçu comme un guide touristique : les informations utiles pour commencer (l’uchronie en 12 questions etc), les coins à visiter (littérature, ciné, jeux, théâtre…). Ensuite, il est vivement conseillé de poursuivre avec des essais plus pointus comme ceux d’Eric B. Henriet.
Bertrand : Karine a tout résumé. Le but est de faire découvrir un mot, qui certes apparaît un peu plus de nos jours mais qui ne signifie pas forcément grand chose pour beaucoup de monde. une de mes blagues favorites consiste à dire que l’uchronie c’est une forme de polar suédois : si on n’explicite pas le mot uchronie par la formule “Et si ?” on ne comprend pas forcément ce que le mot recouvre.
FSP : Il y a de nombreux points de convergence entre le steampunk (et le rétrofuturisme en général) et l’uchronie. Pourtant, ces mouvements ne s’exprime pas du tout de la même manière. Quels sont à votre avis leurs différences, leurs points communs et leurs forces respectives ?
Karine : Le steampunk propose une réalité alternative à partir d’une divergence historique, scientifique ou technique. A l’origine, il relève de l’uchronie. Au fil du temps, le steampunk a exploré des chemins différents et s’est affranchi des codes et des contraintes initiaux : adjonction de créatures magiques ou surnaturelles, de personnages de fiction (Sherlock Holmes, Dracula), univers historiquement peu crédibles mais hauts en couleur. Le steampunk a en outre développé une esthétique propre et immédiatement reconnaissable. On l’identifie rapidement grâce à cette esthétique.
Bertrand : Euh… 42 ? Pour moi tout est lié, l’uchronie à la base c’est se demander si l’Histoire aurait pu prendre un autre chemin, et, très vite, cela devient un jeu littéraire (il suffit de lire la première oeuvre uchronique, Napoléon Apocryphe de Louis Geoffroy-Château) : il joue avec l’Histoire, et louvoie entre choix possibles et délires assumés. L’uchronie marche essentiellement dans le domaine littéraire, avec des codes : le fait que le point de divergence soit explicite en fait parti. Le steampunk joue aussi avec l’Histoire, mais sur une période bien précise, l’époque victorienne, et surtout, SURTOUT : à la base c’est une blague, bien fichue qui s’amuse à retranscrire les codes du Cyberpunk à l’époque victorienne, si on y regarde bien tout y est : bond technologique, apparition de sociétés multinationales, troubles sociaux, etc. Rajoutez-y une louche d’aventures à la Jules Verne et à la H. G. Wells, secouez le tout, servez. Je ne réduirai pas le Steampunk à la formule “c’est de l’uchronie light” je dirais plutôt c’est une autre forme, qui est partie dans d’autres directions et a réussit à sortir du seul cadre littéraire, ce qui fait son charme et, pour moi, son succès. Et le plus marrant dans l’affaire c’est que l’uchronie suit le même chemin. Et pour moi tous ces mots recouvrent une “SF à rebours” : il y a la volonté de faire passer un message, qu’il soit politique et social.
FSP : On le voit dans le guide, le nombre d’oeuvres de ces trois dernières années relevant de l’uchronie est particulièrement impressionnant. Fait-on face à un phénomène de mode ? D’un point de vue qualitatif, est-ce plutôt une bonne chose ?
Karine : le volume d’oeuvres uchroniques peut paraître important mais c’est un effet en trompe l’oeil. En 2013 sur les deux rentrées littéraires (septembre et janvier), les romans mettant en scène des histoires alternatives ne représentent que 3% des textes publiés. Le succès n’est donc pas fracassant. Néanmoins, on constate un effet de mode, un peu aidé par les différentes commémoration historiques autour des deux guerres mondiales. Du point de vue de la qualité, il en est de l’uchronie comme du reste de la production : on trouve des pépites et des textes moins bons.
Bertrand : J’ai commencé à collectionner tous types d’uchronies en 1999, après avoir lu l’essai d’Eric Henriet, qu’elles soient parues avant 1999 et quasi automatiquement après. Le mot a acquis une certaine consistance après l’essai, et pas mal d’auteurs se sont amusés avec cette idée de refaire l’Histoire, que ce soit Xavier Mauméjean, Johan Heliot (ou un de leurs amis Wayne Barrow), Christophe Lambert, etc. Pour moi l’essai d’Eric a joué un rôle de catalyseur en France. en tant que secrétaire du Prix de l’Uchronie, et m’occupant du tableau des sorties, je dirai qu’il y a une trentaine de romans grosso-modo par an (traductions comprises), les bandes-dessinées ont explosé, mais il est difficile de les quantifier car on parle de séries, avec plusieurs tomes prévus sur une certaine période, du coup cela joue inconsciemment sur l’impression qu’il y a beaucoup de sorties uchroniques. Il y a deux choses qui me surprennent encore aujourd’hui :
- Pour l’instant le nombre de sorties ne diminue pas (c’est d’ailleurs une blague récurrente entre Karine et moi, je prédis, tel Cassandre, que ça va se péter la gueule tous les ans et… Je perds à chaque fois).
- on découvre des uchronies un peu partout ces derniers temps, j’ai ainsi découvert “Les Brillants” une uchronie super-héroïque imaginant l’apparition de gens avec des super-pouvoirs à partir de 1986. Le monde n’est pas énormément décrit mais on se rend compte que l’Histoire a complètement divergé (pas de 11 septembre, etc.). Pour le reste c’est un bon polar. Et c’est ça qui est amusant, ce livre est sorti chez Gallimard, dans la collection Série Noire, et rien n’indiquait avant sa sortie un quelconque lien avec l’uchronie. Pour moi l’uchronie, comme la SF, essaime dans des collections dites blanches.
FSP : Depuis la sortie du guide, avez-vous découvert de nouvelles uchronies intéressantes ? Quelles sont les futures sorties que vous attendez impatiemment ?
Karine : Oui, on trouve toujours de nouvelles uchronies intéressantes qui sont en lice pour le prix de l’Uchronie d’ailleurs… Plus sérieusement, j’attends avec impatience de lire Le cercle de Farthing de Jo Walton et ma PAL* regorge de titres alléchants : Rédemption, premier roman de Bérangère Rousseau et American Fays d’Anne Fakhouri et Xavier Dollo par exemple.
Bertrand : Le Cercle de Farthing est, pour moi aussi, une de mes grosses attentes de 2015. Pour le reste je suis un lecteur très enthousiaste, donc je suis généralement comblé par mes lectures. J’attends la suite des aventures du Simulacre de Jean-Luc Marcastel (et superbement illustré par Jean-Mathias Xavier) : un hommage flamboyant à Star Wars et aux Trois Mousquetaires (du reste j’attends la suite des autres séries uchroniques de Jean-Luc). J’attends toujours les Jour J, je me suis régalé avec la dernière BD de Richard D. Nolane, Space Reich, que j’ai trouvé très aboutie et très intéressante, et de temps à autre il y a une pépite, comme Seconds par Bryan Lee O’Malley ou les mangas Erased chez Ki-Oon ou Orange chez Akata qui jouent sur le registre de l’uchronie personnelle (un de mes péchés mignons).
FSP : Comment distinguer l’uchronie relevant du pur divertissement de celle reposant sur une démarche plus intellectuelle ?
Karine : question difficile parce que le divertissement n’interdit aucunement une démarche plus intellectuelle. C’est d’ailleurs à ça qu’on reconnaît une bonne uchronie : elle allie plaisir de lecture et histoire alternative bien charpentée.
Bertrand : Honnêtement je m’en fous et je suis d’accord avec Karine, pour moi l’important c’est le plaisir de lecture et l’empathie (ou pas) que l’on peut ressentir avec les personnages. Une poursuite de la Seconde Guerre mondiale en 1946 est pour moi impossible et pourtant, on s’amuse encore à l’imaginer.
FSP : Bertrand, tu animes depuis plusieurs années la plateforme Uchronews, tu as organisé trois rencontres uchroniques et lancé le prix de l’uchronie. Tu es par ailleurs rédacteur pour Actu-SF. Quels sont tes projets à court/moyen/long terme ? et pour l’éternité ?
Bertrand : Continuer à demander à des auteurs pourquoi ils écrivent de l’uchronie et du steampunk, continuer à gérer le Prix de l’Uchronie et puis maintenant assurer la promotion du Guide. Avec des amis nous allons essayer de lancer un site dédié à l’uchronie sous toutes ses formes pour la fin de l’année, il s’agit, comme l’a fait Pedro Mota avec son site La porte des mondes,de répertorier un peu tout ce qui se fait en matière d’uchronie en France. J’ai trois idées de livres, deux en commun et un roman uchronique en solo. Le plus dur étant de s’y mettre. Et peut-être d’autres choses… Et toujours lire de l’uchronie.
FSP : Karine, cela fait maintenant quelques années que tu animes sous le profil de “Lhisbei” pour RSFBlog, blog consacré à la SF, au Fantastique et à la Fantasy. Ta démarche dans l’Uchronie est-elle le début d’une grande aventure ? Quels sont tes projets à venir ? Selon toi, quel est la place et le pouvoir aujourd’hui de la communauté des blogolecteurs dans le monde de l’édition française. Cette démarche des lecteurs a t’elle fait bouger les choses ?
Karine : on espère tous que les coups de coeur donnent naissance à une belle et longue histoire d’amour. Avec l’uchronie c’est bien parti pour durer et je suis fidèle en amour. Alors, oui, c’est le début d’une belle aventure qui a déjà donné naissance à ce guide de l’uchronie paru chez ActuSF. C’est une première pour moi et j’en profite, en bonne cigale que je suis. Sur la place et le pouvoir des blogolecteurs, je fais partie des sceptiques. Seul, un blogueur n’a aucun pouvoir sur quoi que ce soit. En groupe, il faut être nombreux pour obtenir une quelconque influence sur une infime partie de ce qui compose le monde de l’édition. Les blogolecteurs permettent de trouver des conseils de lecture, mais rien ne remplace un libraire (un vrai, un bon, qui connaît ses clients ou, à défaut, les questionne sur leurs goûts) pour promouvoir un livre. Et un bon bouche à oreille de lecteur fonctionne avec ou sans blog. A l’heure des réseaux sociaux et des lecteurs connectés, le phénomène s’accélère : le net se révèle une excellente chambre d’écho pour le buzz qu’il soit bon ou mauvais.
FSP : A votre avis, qu’est ce qui manque aujourd’hui à l’uchronie, qu’est ce qui n’a jamais été fait, et quelle uchronie potentielle aimeriez vous voir traiter un jour ?
Karine : les possibilités d’histoires alternatives foisonnent : tout évènement historique majeur ou tout choix personnel peut donner lieu à un point de divergence créateur d’uchronie. Personnellement, j’aimerai voir traiter une histoire alternative autour des choix énergétiques : et si la France n’avait pas investi dans l’énergie nucléaire pour produire de l’électricité ? Et si le moteur à explosion n’avait pas été inventé ?
Bertrand : Vaste programme ! Honnêtement le genre se porte suffisamment bien sans qu’il ait besoin d’attendre un Next Big Thing : il essaime aussi bien au ciné et dans les jeux vidéos, et rien que ça c’est déjà génial. Pour le reste, il y a ce que je vais écrire, avec des ami(e)s, ce que je ne m’imaginais pas faire il y a un an.